Le meurtre du puits

 

1826 À SAINT-NICOLAS-D'ALIERMONT

 

– Si on le connaissait ? Pour sûr. Mais il a toujours paru bizarre.

Paul, l’envoyé du Journal de Rouen commençait ses recherches avec plaisir ; son directeur l’avait envoyé à Saint-Nicolas-d’Aliermont avec peu d’indications :

– Tu vas voir ce qui s’est passé et tu nous ramènes les informations avant son passage aux assises.

Les premières rencontres avaient appris à Paul que Jacques-Ferdinand Cauchy était né à Saint-Vaast d’Équiqueville, à deux lieues et demie de là. Ses vingt-cinq ans ne lui servaient guère, car sa réputation restait équivoque : plutôt grand, un teint brunâtre et surtout le nez long et pointu le désignaient comme curieux ; dans le pays, on n’aimait pas son front bas, ridé, caché sous une chevelure noire et épaisse. Son aspect ne jouait pas en sa faveur.

– Mais de là à penser qu’il serait capable de faire ça !

Les autres renseignements sur le coupable étaient ordinaires, bien que troublants : propriétaire d’un petit bien à Wanchy-Capval hérité de ses parents, il préférait le louer et restait charretier chez le sieur Duvivier, à Osmoy-Saint-Valery !

– Ces patelins de campagne ! se dit Paul, ils ont des noms à rallonges. Pas étonnant qu’on les raccourcisse ; mais il faut que je fasse attention pour ne pas m’y perdre.

Pas loin de chez son maître, Ferdinand avait rencontré Adélaïde Frégard. Encore un personnage : la quarantaine, elle vivait avec sa mère. Vieille fille, elle semblait avoir renoncé au mariage. Son métier était de filer, blanchir le linge et raccommoder les vêtements. Cauchy, les visitant pour ces raisons matérielles, finit par s’attirer l’amitié d’Adélaïde. On parla d’union. Et bientôt le mariage fut décidé.

En cas de veuvage, les futurs époux promirent de se léguer réciproquement ce qu’ils possédaient. Le 26 février 1826, ils allèrent approuver leurs testaments devant Me Grout, notaire à Envermeu, qui rédigea d’abord celui d’Adélaïde. Mais au moment de passer à celui de Ferdinand, celui-ci prétexta avoir peur que cela vînt à la connaissance de sa tante Marie-Anne, de Saint-Vaast.

Pendant plus de deux mois, il trouva mille raisons de reporter la rédaction et la signature. La future épousée finit par s’impatienter :

– On va y aller chez le notaire ? il faut en finir !

 

Le 15 mai, lundi de la Pentecôte, Ferdinand passa prendre Adélaïde chez sa mère. Coiffé d’un bonnet de coton blanc et vêtu d’une blouse bleue, il avait enfilé son pantalon de velours noir et chaussé ses souliers garnis de clous. Il tenait à la main un bâton garni d’un petit fouet en cuir. Adélaïde resplendissait dans son casaquin d’indienne rouge, un mouchoir à fleurs encerclait son cou, sa jupe de dessus en colonnette rayée bleue laissait deviner sa jupe de dessous en molleton rouge. Heureuse de l’évènement et confiante en son amoureux, elle portait un petit panier au bras. Ferdinand parla de faire publier les bans le dimanche suivant. Ils se mirent en route, paraissant parfaitement d’accord.

Au lieu de suivre le chemin direct de la Briqueterie à Envermeu, le galant conduisit sa promise par le vallon des Demagnes. En baguenaudant, ils allèrent s’asseoir à la lisière du bois, Adélaïde passait la première et Ferdinand portait le petit panier. Au bout de quelques instants, ils s’avancèrent vers le gouffre qui fut creusé à la fin du siècle précédent, dans l’espoir de trouver de la houille, et abandonné depuis une vingtaine d’années, sans avoir rien donné. L’orifice présentait une ouverture d’environ vingt pieds de diamètre, en forme d’entonnoir ; sa profondeur de 210 pieds contenait le sommet vide et près des deux tiers d’eau.

 

–– Allez savoir pourquoi, sans doute de la folie ou de la méchanceté à l’état pur : Cauchy a saisi la pauvre fille par les épaules et il a cherché à la précipiter. Elle poussait de ces cris… elle tenait à éviter la chute, pardi… mais le salopard a fait tout ce qu’il a pu pour faire disparaître sa victime !

Le témoin rapportait les faits avec horreur, comme s’ils se produisaient sous ses yeux. Noël Viandier, habitant une des maisons à quelques enjambées de l’endroit, avait entendu les cris d’Adélaïde et s’était tout de suite précipité. Apercevant Cauchy dans sa fuite, il tenta de le rattraper, mais le fuyard changea de direction et se sauva à travers champs. Dans sa précipitation, il passa près du berger Campion, qui l’avait vu venir avec Adélaïde, une heure avant d’entendre les cris effroyables. À peine avait-il disparu dans les terres que Viandier surgit et dit à Campion :

– C’est sûrement ce type qui a précipité une femme dans le trou à charbon

Les deux témoins partagèrent le signalement des vêtements et écartèrent le moindre doute. Viandier s’empressa d’avertir M. des Héberts, le maire de Saint-Nicolas, aussitôt rendu sur les lieux. Une vingtaine de personnes s’étaient déjà réunies. Tout ce monde se divisa pour parcourir les plaines, les bois des environs, les communes alentour et chercher un individu vêtu de la manière signalée. Ce fut en vain, ils durent se contenter de prendre la mesure de l’empreinte des pas du meurtrier, chaussé de souliers garnis de clous.

Cornet, un marneur du voisinage, se dévoua à retirer la victime du gouffre ; malgré ses efforts périlleux, il constata seulement que personne ne se trouvait dans le vide du trou :

– Elle a dû être engloutie dans l’eau, au fond du puits.

 

Pendant ce temps, Cauchy regagna le domicile de son maître, qui le découvrit seul dans la cuisine, les coudes sur la table et la tête entre les mains, semblant abattu. Bien vite, l’assassin ressortit en disant qu’il allait chercher une blouse chez la mère Frégard. Il s’y rendit réellement ; la femme, surprise de le voir arriver seul, lui demanda :

– Qu’avez-vous fait de ma fille ?

– Elle m’a quitté entre Saint-Nicolas et Envermeu, répondit-il, et je ne l’ai plus revue depuis.

La mère partit en quête de sa fille, Cauchy entra dans la chambre et se coucha sur le lit de celle qu’il venait de lancer dans le gouffre. Profitant d’être seul dans la maison, il ouvrit l’armoire à l’aide de la clé prise dans le panier de sa promise et s’empara d’une montre, de deux pièces de cinq francs, d’un petit miroir et de quatre mouchoirs de poche. Quand la mère revint au bout d’une demi-heure, il sortit de la chambre en annonçant qu’il reviendrait le soir savoir si Adélaïde était de retour. On ne le revit pas.

 

La justice se saisit vite de l’affaire. Reconnu par le costume indiqué par la mère d’Adélaïde et les témoins sur place, Cauchy fut arrêté par les gendarmes au domicile de sa tante Marie-Anne. Chemin faisant vers la brigade, les gendarmes l’informèrent du crime dont il était prévenu et l’engagèrent à confesser la vérité. D’abord, il ne répondit que par des lamentations :

– Je suis bien malheureux… Il eût bien mieux valu pour moi d’être enlevé par la conscription que de me trouver dans la passe où je suis…

Pendant la nuit, il finit par avouer son forfait, ajoutant :

– Le bon Dieu aurait bien mieux fait de me prendre il y a deux ans.

Dès le lendemain, il fut présenté au juge d’instruction devant lequel il adopta un système mêlant des dénégations, une foule de contradictions et de mensonges : il niait être habillé comme les témoins l’avaient décrit, il niait circuler en compagnie d’Adélaïde, il niait être passé près du gouffre.

 

Le 25 mai, la justice entreprit d’extraire le cadavre d’Adélaïde. Deux à trois mille curieux envahissaient les lieux, auxquels s’ajoutaient des marchands de gâteaux, de pains d’épices, etc. Pour distraire les badauds, un habitant d’Envermeu composa une complainte :

Par un jour bien remarquable,

Le lundi du Saint-Esprit,

Le sieur Ferdinand Cauchy

Fit un crime abominable ;

Il est parti d’ son pays

Avec sa très chère amie.

 

Des matelots vinrent de Dieppe pour procéder à la triste besogne. Sous la direction du juge d’instruction, le corps fut retiré de l’eau et transporté chez le voisin de Viandier, où l’autopsie eut lieu sous un hangar attenant à la grange : « Adélaïde Frégard est morte asphyxiée dans l’eau, que l’on doit regarder comme la seule cause de sa mort… Le dit examen fait, nous avons remis le cadavre et les vêtements à la disposition de la famille… » Vu l’état de décomposition, l’inhumation eut lieu le jour même, à Saint-Nicolas, au milieu d’une foule considérable, et sous l’impression de la consternation générale.

 

Riche de ces détails, Paul retourna à la ville et se promit d’assister à la séance des assises du 22 août. Il conclut son article judiciaire par ces mots :

« Dans l’instruction, Cauchy a prétendu qu’il n’avait fait des aveux aux gendarmes que pour leur faire plaisir, et il a adopté un système de dénégation qui l’a fait tomber sur tous les points dans une foule de contradictions et de mensonges de la plus grande évidence.

» Aux débats, il a persisté dans ce système, que sont venues démentir à chaque instant les déclarations formelles et précises de tous les témoins. Quoique l’évidence de la culpabilité de Cauchy semblât, pour ainsi dire, sortir flagrante de ces débats contradictoires, M. l’avocat-général Lévêque n’en a pas moins soutenu et discuté avec une logique pressante toutes les charges de l’accusation.

» Me Callenge a défendu ensuite l’accusé avec un talent oratoire digne d’une meilleure cause, et après un résumé très clair et très succinct de M. Simonin, le jury s’est retiré dans la chambre des délibérations. Au bout d’un quart d’heure, il est entré en séance et a déclaré Cauchy coupable de l’assassinat de la fille Frégard et du vol commis chez elle. En conséquence, il a été condamné à la peine de mort. Il a entendu prononcer son arrêt sans manifester aucune émotion. »

 

Jacques-Ferdinand Cauchy fut guillotiné sur la place du Vieux-Marché à Rouen, le 21 octobre 1826. Pierre Fortier, un marchand de chansons qui parcourait les foires et marchés du département pour le placement de ses œuvres, fit imprimer un compte-rendu du procès, suivi d’une complainte, qu’il vendit en grand nombre dans les environs. Elle se concluait par un avertissement :

O vous, brave jeunesse,

Témoin de sa douleur,

Réfléchissez sans cesse

Sur un cruel malheur ;

Quand on commet le crime,

On se croit bien caché ;

L’on tombe dans l’abîme,

Souvent sans y penser.

 

Avec la complainte, on vendait une image représentant Ferdinand et Adélaïde, à la manière d’Épinal.