Nos écrits 2024-2025

Nous partageons des affiches, des animations et la publication de nos nouvelles achevées.

Après les séances, où nous produisons le "premier jet", nous le retravaillons à la maison et un temps de concertation permet de finaliser la seconde version. Plus exigeant peut-être qu'en 2021, mais surtout plus formateur et plus satisfaisant.

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Des métiers, des souvenirs

Le cordonnier

Mon oncle, le frère de mon papa, était bossu ; nous l’appelions "le bouif". Il tenait une échoppe de cordonnier au fond de son jardin. Quel bonheur de le regarder travailler, découper le cuir, ressemeler les chaussures. Plein de machines, des meules, des brosses électriques, des clous, des pointes, tout un attirail.
J’ai encore l’impression d’avoir les odeurs quand j'en parle.
Des après-midis entières, je le regardais, j’étais fascinée par son tablier de cuir, un magicien pour moi.
Des godasses sans formes, il en ressortait une chaussure neuve. En regardant les étagères pleines de toutes les tristes godasses, je m’émerveillais du résultat final.

Nicole

 

À vélo !

À vélo, le marchand de peaux de lapins parcourt les rues du village en criant très fort :
— Peaux de lapins… Peaux !
D’une maison sort un petit garçon brandissant une peau de lapin tendue sur une fourche de noisetier.
Suit le grand-père qui demande à quel prix le marchand achète la peau.
— Quatre sous ! Ce n’est pas cher, oui, mais elle n’est pas de première qualité rétorque le marchand.
On discute pour la forme par habitude, et c’est le petit garçon qui reçoit la monnaie.
La peau fixée sur le porte-bagages du vélo, le marchand reprend son chemin.
— Peaux de lapins… Peaux… Peaux !

Claude

 

Le prince des bonbons

L’épicier de notre quartier, je l’adorais. Il avait un tablier bleu roi et un sourire accueillant. Il était cerné par de hautes étagères chargées de boîtes et récipients très variés.

Par quel miracle savait-il où se situaient les boîtes d’anchois extra plates ou les fioles longilignes des gousses de vanille ? Il avait un sens de l’observation très aiguisé et une mémoire à tiroirs.

J’adorais lui rendre visite, car il vendait toutes sortes de bonbons qu’il disposait devant sa caisse.

Je me souviens des malabars enveloppés dans un papier rose et jaune qui cachaient une décalcomanie, des Carambars au caramel, marbrés, ou encore citronnés, des rouleaux de Zan tendre, des coquillages à lécher et bien d’autres régals inouïs !

Cet épicier était le prince des bonbons.

Claire

 

Le forgeron

Alexandre, charron forgeron, chantait au rythme des coups de marteau sur l’enclume.
Le teint rougi par la chaleur des flammes lui donnait un air bon-enfant. Le travail pénible n’entachait pas sa bonne humeur. Les clients affluaient, car il excellait dans la réparation des roues de charrettes.
Sa vie bascula après une chute de vélo. Devenu invalide, la forge allait s’arrêter. Mais Claire, sa femme, retroussa ses manches et réussit à le remplacer pendant deux ans, jusqu’à ce que leur fils aîné, Gabriel, soit assez vieux pour se mettre au travail.
Par la suite, avec l’arrivée de l’automobile, Gabriel modifia son travail et décida de fabriquer des portails en fer forgé.

Danièle

 

La boulange

— On n’est pas dans le pétrin !

À force d’entendre ce regret pendant mon enfance, j’ai eu envie de savoir ce qui se passait dans ce fichu pétrin. Mes parents m’ont entendu et envoyé visiter la boulangerie du village.

Tout m'étonnait : les hommes en tenues claires, la farine qui sentait bon, la chaleur qui habitait la pièce. J’étais heureux de ma découverte. Mais ce qui m’a convaincu que l’endroit était formidable, c’est quand le boulanger m’a dit de me servir en pâtisserie, il m'autorisait à prendre celle que je voulais.

Depuis ce jour, je n’ai qu’une idée en tête : me retrouver dans le pétrin.

Jean-Patrick

 

Des mots sources d'une histoire

Le Géant

Dans une forêt profonde, aux arbres dégoulinants de lichens et de mousses, un géant timide déambulait. Il avait la fâcheuse habitude de grincer des dents et de froncer les sourcils, ce qui pouvait effrayer les gens croisés sur son chemin, mais il ne rencontrait presque personne. Il passait la majeure partie de son temps à herboriser, il adorait les plantes médicinales, en particulier l’hysope qu’il cueillait après évaporation de la rosée, afin que les feuilles et les fleurs conservent un maximum de principes actifs. Il s’en servait pour aromatiser ses plats et lorsqu’il avait pris froid.

Ce matin-là, il s’était vêtu d’une veste jaune d’or en lin, d’un pantalon bouffant ocre, de son chapeau de paille à larges bords, car il craignait les rayons de soleil nocifs à sa peau délicate.

Au détour d’un chemin, il aperçut la silhouette d’une femme aux cheveux bleus. Elle marchait à pas vifs dans sa direction. Le cœur du géant se mit à battre très fort, des gouttes de sueur perlèrent à son front plissé. La jeune femme s’approcha de lui et d’une voix aimable lui demanda où se trouvait la gare la plus proche, car elle devait se rendre en train chez ses parents malades. Il avait entendu parler de la gare des Essarts, mais il était incapable de lui dire comment s’y rendre. Il lui indiqua simplement la direction et s’excusa de ne pouvoir être plus précis. Elle le remercia et lui sourit tristement.

Compatissant, il osa lui demander l’objet de son voyage en train.

Elle lui raconta que son père avait perdu la raison et qu’il était devenu tyrannique à l’égard de sa femme, elle pensait même qu’il lui avait jeté un sort, car cette dernière s’affaiblissait de jour en jour, restait alitée et ne s’alimentait pour ainsi dire plus. Elle voulait aider sa mère, demander l’intervention d’un médecin ou d’un exorciste.

Le géant conseilla diverses plantes susceptibles de redonner vie à cette femme. La fille aux cheveux bleus l’écouta avec attention et soudain disparut, ne laissant comme souvenir qu’un parfum de rose qui enveloppa le géant ravi.

Désormais, il sourit et ne fronce plus les sourcils, sans jamais grincer des dents. Il a un charme fou !

Claire

 

Sujets libres

Les murs ont des oreilles

— Allô ! tu es bien rentré, pas trop fatigué ?

— Non pas du tout, j’ai grignoté une bricole qui était dans le frigo, toilette et pyjama et me suis installé dans un fauteuil pour regarder un film à la télé.

— Une soirée tranquille quoi !

— Pas tant que ça, figure-toi, le film ne me passionnait pas et je me suis endormi. Ensuite, un peu abruti, je suis allé au lit et ai dormi tout de suite. Vers une heure du matin, j’ai été réveillé par la voisine en furie qui insultait son mari, le traitant d’ivrogne, de crétin et je te passe tous les noms d’oiseaux.

— Tu n’avais qu’à mettre des boules Quies !

— J’y ai bien pensé, mais j’aurais perdu une partie du récital de la dame, et je t’assure qu’elle possède un répertoire de jurons et d’insultes, entrecoupés de hurlements… il y a même des noms que je ne connaissais pas ! J’ai failli me relever pour prendre des notes. Dans son domaine, c'est une virtuose !

— Oui, je sais, je l’ai déjà entendue.

— Après cette scène de ménage, le calme est revenu, mais j’ai mis du temps à me rendormir.

— Pas grave, tu pouvais faire la grasse matinée.

— Oui, mais à huit heures, la voisine, encore elle, a houspillé ses gamins parce qu’ils n’avaient pas rangé leur chambre, les pauvres. Ils criaient, pleuraient, car elle leur promettait les pires sanctions. Comment peut-on traiter ses enfants de telle façon ? J’étais écœuré.

De rage, je me suis levé et j’ai rangé la chambre moi aussi !

Claude

 

Le témoin

Que se passe-t-il dans la rue adjacente ? Des cris et me voilà témoin d’un accident de voitures. Un bien grand mot : un simple accrochage. Tout pourrait se passer intelligemment, mais les deux protagonistes s’injurient, les noms d’oiseaux fusent, ils en viennent aux mains.
Il faut absolument appeler les forces de l’ordre, sinon ça va devenir un pugilat. À qui la faute ? Contestation de l’un et de l’autre, un constat serait de bon augure.
Les badauds affluent, ce qui envenime la situation. Un constat amiable est exclu est chacun de son commentaire, sans avoir réellement vu la scène.
Enfin, une voiture de la gendarmerie arrive et le képi va remettre de l’ordre. Gentiment, il interroge, mesure les dégâts minimes des véhicules et calme les deux conducteurs. Il va quand même dresser procès-verbal au responsable de ce chambardement public.

Nicole

 

Pantoun

Coquilles de noix vertes en abondance,

Grosses pommes rondes alanguies pelotonnées

Et blotties dans les bras de brins d’herbe mouillés,

Pour effacer sans bruit l’empreinte des souffrances.

 

Grosses pommes rondes alanguies pelotonnées

Au sein moelleux et doux d’une mousse dense

Pour effacer sans bruit l’empreinte des souffrances

Que l’automne dans mon cœur avait dépliées.

 

Au sein moelleux d’une mousse dense,

Le lent froissement de ces feuilles piquetées

Que l’automne dans mon cœur avait dépliées

Comme la blessure immense d’un très long silence.

 

Le lent froissement de ces feuilles piquetées

Sous une pluie battante, telle une offense,

Comme la blessure immense d’un très long silence

Et l’automne blafard ne s’est pas estompé.

Claire

 

Le couteau à beurre

Contes d’hier, 1943

Il était une fois un petit garçon presque comme les autres.

Il naquit le jour de Noël. Pour cette raison on le prénomma Noël. À dix-huit mois sa croissance ne laissait d’inquiéter ses parents. Même les critères du docteur Soutif étaient enfoncés. Mais pour savoir si dame nature en ferait un nain, il fallait attendre plus qu’au lendemain. Malgré l’effort de ses jambes grêles il retombait toujours. Son père maudit les langes qui l’avait transformé en joco. Mais il ne désespérait pas croyant deviner dans les yeux de son petit, cette volonté farouche qui renverse les montagnes. Cependant Noël faisait pitié à son père, un maître charpentier solide, à la solide réputation. Bien qu’il détestât l’injustice qui faisait son petit, si petit, il le nomma quand même Joco comme pour conjurer le sort, Ses deux enfants précédents n’avaient pas eu à subir ces épreuves. Louis l’aîné avait vaincu l’infâme gravité, dès douze mois et Sylvette deux ans plus tard, dès treize mois. ll ne se souvenait pas que cela résultât d’efforts pareils.

Un soir alors qu’il revenait d’une journée harassante, Noël lui offrit le plus joli cadeau qu’un enfant puisse faire à un père soucieux après un chantier difficile. Lâché par sa mère, il vint tout bonnement vers lui, chancelant de joie. Comment savait-il qu’il devait lui dédier cet exploit ? Dès ce jour l’intuition de ce petit être réconforta le charpentier. Comme on le fait d’une bonne nouvelle il la rependit parmi ses amis. – Nombre de café calva furent servis à cette occasion. Aidé par l’ambiance, le charpentier s’était même fendu d’une blague poétique qui fit, un moment, florès parmi les siens et les compagnons du bâtiment.

« C’est à vingt mois qu’mon bézot vint à moi ! »

Cela ne fut pas perdu pour tout le monde. Le charpentier vit sa notoriété augmenter. Cela agit comme un slogan publicitaire. « On savait-y ! Qu’y avait à Saint-Martin, un charpentier qu’avait de l’esprit ! » Avec sa liste de mise en chantier qui s’amenuisait, le charpentier y vit un signe. Ce piot chétif lui portait bonheur. Tous les soirs longtemps, le gosse se jeta dans ses bras. L’opération répétée rerépétée procurait à chaque fois le même bonheur. Des bouffées de sa propre enfance lui revenaient comme lorsque son grand-père jouait avec lui et qu’il s’élançait pareillement dans ses bras. Les effusions amicales étaient si rares à cette époque ! Comme il avait plaisir à se souvenir de ces bras-là, rassurants et puissants encore. Dès lors il se répéta souvent : rien ne sert d’échanger ces instants de joie contre un travail au long cours aussi valorisant soit-il ! Dès lors s’il travailla moins il travailla plus efficacement et sa bonne humeur retentit sur le moral de ses ouvriers. Son chantier devint plus performant et sa réputation grandit.

Le charpentier, toujours inquiet d’un détail, d’un retard de règlement, d’un salarié malade s’ouvrit alors le plus naturellement du monde aux autres, il en fut comme extrait d’une coquille trop dure, trop étroite. On s’en rendit vite compte. Rien ne parut devoir lui résister. ll faisait plaisir à voir. Se rencoigner sur ses problèmes, cette maladie des responsables surmenés, plus jamais ! C’est son piot qui l’en guérissait. Leurs regards échangés alors étaient si pleins d’amour. Finis, le tracas de cet embreuvement rectifié les bras en l’air sous la pluie, finies les discussions interminables autour d’une mesure mal respectée par un maçon têtu et enfin et surtout finies les décisions à l’emporte-pièce qui ne généraient qu’un surcroît de soucis ! Et à la place de tous ces tracas, la certitude pure et simple que tout cela n’était au final que trompe l’œil ; que l’essentiel était ailleurs.

Joco peinait à grandir. Pourtant la nature avait fait son choix. Plutôt que nain il serait espiègle. Le charpentier avait bien détecté ce point qu’ils avaient en commun. ll en souriait. Cependant ce trait de caractère et des considérations moins glorieuses avaient fait prendre Noël en grippe par les autres membres de la famille. Sa mère ne voulait plus d’enfant après Sylvette. Ce ra préau donnait plus de soucis à lui tout seul que les deux autres réunis. Elle avait bien besoin de ch’ui-là ! C’était bien sa chance ; elle qui se croyait ménopausée. De plus n’allait-elle pas répétant à qui voulait l’entendre : On a toujours une préférence pour l’aîné. N’est-ce pas ?

Et la fille ! Ah la fille n’en parlez pas ! À part faire la princesse et transformer Joco en garçon d’honneur elle ne s’occupait pas de lui. Quant au grand poulet d’Inde de Louis, retors s’il en est, il parvenait toujours à lui souffler des bêtises pour le faire punir comme par exemple quand il lui avait fait ouvrir les cochons, et que porcelets vagabondaient dans la cour.

Cette préférence du père pour le plus faible de la couvée, pourtant bien naturelle, se retournait contre lui. En ce jour de réveillon de Noël-là, Louis et Sylvette se liguèrent pour le faire pleurer. Peut-être même parviendraient-ils à le faire accuser, ils se disaient la tête pleine de calculs malsains ? Toujours malade, Joco ne faisait que de rares incursions à l’école maternelle. De toute façon aujourd’hui 24 décembre elle était fermée. Son excitation de l’arrivée prochaine du Père Noël lui aurait fait accepter n’importe quoi, mais aussi hélas fait croire n’importe qui. On ne savait pas si Louis se ferait pervers narcissique mais de sa conduite on savait que le costume de jaloux lui allait comme un gant. Quant à Sylvette elle n’était pas la dernière à lui souffler des niches bien vicieuses, Ainsi pour le faire pleurer. Cela avait commencé comme ça : alors que l’heure du réveillon approchait ils s’étaient moqués de lui et de son suçage de pouce.

— Tu sais pas : le Père Noël y n’aime pas les enfants qui sucent leur pouce. Y n’va pas t’apporter de jouets. T’auras que du sucre d’orge, Tu pourras sucer autant que tu veux : Suceux, suceux de pouce… suceux de pouce. Il est tout sale ton pouce… Beurk !

Comme d’habitude, il se rebellait. Hélas ses arguments il s’en rendait compte trop tard, aggravaient son cas. ll n’y pouvait rien. Son esprit d’à-propos sonnait faux. Ce n’est jamais ce qu’il aurait voulu dire qui sortait de sa bouche, mais hélas c’est ce qu’il disait !

— C’est mon pouce ! Y vient à ma bouche tout seul.

— Ton pouce vient à ta bouche tout seul ! Le pauvre piot. N’y est pour rien. C’n'est pas lui c’est son pouce. Hi, hi !

Ils l’attisèrent si bien, en lui faisant bisbille avec l’index tendu, et en lui répétant sous le nez Ti- Joco… Ti-Joco… suceux de pouce… suceux de pouce… C' n’est pas moi c’est mon pouce… que devant tant de perversité, il éclata en sanglots. À force de renifler, les lèvres enduites de morve, il se sentit sale et ridicule. Comme il n’a pas de mouchoir il s’enfuit vers la grange. Avec du foin bien machiner il pourra se moucher et redevenir présentable. Ses tortionnaires l’avaient coursé pour la forme. ll n’allait pas bien vite mais grâce à l’effet de surprise il arriva premier. Il ferma la porte derrière lui. La lourde porte grise de bois brut frottait en bas. Comme c’était interdit de jouer dans la grange Sylvette et Louis eurent cette brillante idée de pousser la porte davantage et la coincer, Une fois dans le noir il cria qu’on lui ouvre. Il essaya même de pousser la porte mais elle était maintenant bien trop serrée pour ne pas résister à ses petits bras. De la maison comme du chantier on ne pouvait l’entendre. Louis et Sylvette s’écartèrent et le laissèrent couiner

— Dire qu’le père nous préfère ce pleurnichard, se confièrent-ils avant de partir chacun de son coté en faisant mine de l’oublier.

On venait de manger la tartine de beurre bien gratté de quatre heures trente. Le réveillon était encore loin. La mère partait traire à l’étable. On avait le temps de réfléchir à ce qu’on ferait du gueulard. Pendant ce temps Joco se calmait. La grange était paisible, avec son foin bien chaud pour s’y blottir. Le peu de jour qui résistait encore lors de son entrée dans la grange laissait place maintenant à la vague lueur jaunâtre d’un croissant de lune. ll n’avait pas peur. Son père le retrouverait vite. Et confiant, son esprit s’évada. Sa tête est pleine de rêves. Les cadeaux submergent ses chaussures du dimanche bien cirées et ses narines s’enivrent de la bonne odeur du foin entassé là depuis le printemps. Comment imaginer que le père Noël l’oubliât un jour comme aujourd’hui.

Après la Rouge qui donnait encore, la Rougette qui allait vêler, ce fut le jour de la Rougeaude en âge de réforme, la traite s’avéra bien mince. Avec son seul seau de lait et les exigences des Allemands, madame mère put même penser que c’était une misère. La basse-cour, les truies et leurs porcelets rassasiés, elle revint auprès de ses enfants, Joco brillait par son absence, Malgré son désir de l’écarter, il était toujours à tourner dans ses pattes.

— Où est votre frère ? Sylvette et Louis sentirent le vent. ll n’était plus temps d’attendre l’orage. Louis parlerait et Sylvette confirmerait.

La comtoise battait inlassablement, six heures trente approchait et son mari qui n’était pas là. La version des deux complices sonna comme une évidence. Avec l’aplomb des gosses qui sont crus malgré leurs mensonges ils expliquèrent que la dernière fois qu’ils avaient vu Noël, il se dirigeait vers la grange. Madame mère renfila sa houppelande, reprit la lanterne à pétrole et demanda à Louis de l’accompagner. La grange trône loin au fond de l’herbage. Les lumières de la lune et de la lanterne sont également blafardes. Louis fait moins le malin. La mère appelle ! Noël est tout prêt de céder, mais quand il entend Louis le vicieux, il se tait en attendant son père bien aimé.

La mère l’imagine chez les Allemands cantonnés dans le château d’à-côté. Les soldats s’ennuient et ils aiment jouer avec lui et son ami Lanig ils leur font faire le salut hitlérien et s’en amusent. La vie de famille est moins éloignée avec eux. Hélas les mères n’aiment pas ça, même un jour comme aujourd’hui où la famille leur manque plus que jamais. Noël a-t-il traversé la haie pour les rejoindre ? Tout est possible avec lui. Non, ils ne verront aucun de ces petits Français qui leur font passer les temps ordinaires. Cela a-t il un rapport avec leur dépit ? Quand ils voient madame mère ils rient sous cape. Avec ses bottes, écrasée de sa houppelande sous une espèce de chapeau qui lui serre les cheveux au-dessus de oreilles façon Bécassine elle a une bien étrange bougie La Mutter d’à-côté. C’est en colère qu’elle rejoint sa ferme. Louis la suit inquiet de la tournure des événements. Par la route et à la nuit, le chemin est plus long qu’on pense. Mais où est-il donc fourré ce foutu piot ? Et le père qu’est pas là |

Enfin, il arrive avec plus d’une heure de retard. Vignal le premier charpentier s’est blessé au pied gauche avec sa bisaigüe. Elle a ripé et avec les brodequins usés jusqu’à la corde qu’on a, ça aurait pu être plus grave. j 'ai attendu le verdict de Soutif. Pas d’os de cassé à première vue. Mais il en a pour un mois avant de reposer le pied par terre !

— Ben moi, tu sais, j’ai un autre souci : Joco est introuvable. On a appelé à la grange avec Louis, je suis même allée voir au château, mais rien. Et en plus les boches se sont fichus de ma fiole. J’en ai soupé de ce gosse.

À la grange, le père eut la réponse qu’il attendait :

— Je suis là, papa ! Le charpentier décoinça la lourde porte et revint rassuré avec son fils à l’immense table de ferme. La cheminée non moins immense attendait la descente du Père Noël.

— Tout est bien qui finit bien, hein ! Beh non, si tu veux savoir ! Moi je suis pas d’accord. J’vais l’empêcher de t’apporter des jouets, moi au Père Noël. Tu peux être sûr. Tu n’pouvais pas répondre non !… Madame mère était dans tous ses états.

— La porte s’est coincée toute seule, après j’me suis endormi.

— Toute seule, la porte se ferme toute seule, Le pouce te vient à la bouche tout seul. Tout ce que tu fais se fait tout seul. Mais il se moque de nous ce gosse.

Le pauvre charpentier désespéré se rendit aux arguments de sa femme. Elle se conduisait en furie des fois. Interrogés Louis et Sylvette affirmèrent n’avoir rien compris de ce qui lui était arrivé. Et Joco ne sut se défendre. Comme son père semblait d’accord pour que son pauvre pouce lui soit empêché et enduit d’amertume. Alors ! À ce sujet lui-même devait se cacher et mentir parfois. Sans appétit Joco mangea parce qu’il faut manger avant de rejoindre son lit, il fit la bise rituelle. Son cœur n’y était pas. il s’attarda davantage sur la rude joue de son père. Mais la joue demeura crispée. Sa condamnation était sans appel. Après l’escalade de son grand lit, bien trop grand, Joco se rendit compte à quel point sa petitesse et sa punition en faisait un être insignifiant. Personne ne l’aimait. Même son père renonçait. Avec application il chercha ce qu’il avait fait de mal et ne trouva rien. Qu’y a-t-il de plus terrible que d’être condamné pour rien. Un flot de larmes lui vint d’autant plus intense qu’il avait été plus longtemps contenu.

Entre le songe d’une fée malveillante, très grande, très dure, très brune et celui d’une fée bonne, si petite, si douce, si blonde, Joco n’avait pas senti l’approche d’un rude charpentier aux yeux humides pour la bise du soir.

La baguette de la première est une règle d’ébène d’où sort parfois un dard pour vous piquer. La baguette de la seconde ressemble à une mouvette toujours prête à laisser tomber un morceau de pâte pour vous amuser. La Dure confirma qu’il méritait être puni et la Douce lui apprit que sa punition en ferait le héros de ces fêtes de Noël. Laquelle devait-il croire ? Au lever Sylvette avait un baigneur en celluloïd habillé par madame mère, habile couturière s’il en est ! Louis avait un petit chariot de fabrication maison. Joco aurait le même, mais plus adapté à sa taille. On repousserait ce cadeau aux Étrennes mais cela il l’ignorait. C’est ainsi que tout petit, tout riquiqui ses cadeaux consistaient en un sucre de pomme gros comme un petit doigt et un vieux couteau qu’il aime entre tous parce qu’il avait eu le droit de s’en servir : un couteau à beurre. ll appartenait à la famille mais là, à côté de ses chaussures et déposé par le Père Noël cela devait signifier quelque chose. Comment comprendre à cet âge qu’on voulait se moquer de lui. Le charpentier ulcéré avait laissé courir : moment de lâcheté ou prémonition, il ne savait pas encore.

Neuf, ce couteau l’avait émerveillé, Son manche poli, jaune comme de l’or ou comme du beurre en été, portait une lame miroir dont le bout faisait le plus bel arrondi qu’on puisse concevoir. Hélas l’époque de sa splendeur était révolue. Sur le manche, des effilochures de corne reparaissaient. La lame avait perdu sa brillance. Au bout elle s’ébréchait. On ne le mettait plus sur Ia table du petit-déjeuner depuis le déluge au moins. Quand la bonne odeur de café à l’orge se répandit et que tous se retrouvèrent à table on laissa le couteau à beurre à son nouveau propriétaire. Il faudrait bien gratter la tartine. Le beurre est précieux. Joco n’avait pas plus tôt saisi le manche du couteau à beurre que celui-ci retrouva son poli et sa belle couleur jaune. ll n’avait pas plus tôt touché le beurre que la lame retrouva son éclat et son bel arrondi. Sylvette voulut Ie prendre dans se main. C’était incroyable. Joco lui prêta volontiers, en signalant :

— Fais attention d’te couper

— Se couper avec un couteau à beurre, reprit-elle en riant sans considération pour sa remarque !

Et pour prouver l’inanité de sa réflexion elle passa le pouce droit sur le fil du couteau. La surprise fut de taille, elle s’entailla gravement le pouce inondant le beurre frais. Madame mère lava le beurre. Elle en perdit même un peu : du beurre restait rosi par le sang. Quelque chose ne collait pas, elle n’avait pas vu dans le fil de ce couteau de quoi provoquer une pareille blessure. Pendant qu’elle soignait Sylvette, Louis, le grand dadais de Louis voulu faire l’intéressant, Le charpentier observait avec de plus en plus d’intérêt l’évolution des choses. Jamais deux sans trois se disait-il en son for intérieur.

Le couteau revenu à l’état neuf, Sylvette punie de sa légèreté, que pouvait-il encore advenir ? Louis péremptoire, fort de son droit d’aînesse, s’empara du couteau et se coupa une bonne lamelle de beurre malgré les conseils d’économie. C’était Noël après tout. Même le charpentier fut surpris. La désolation régna autour de la table. Sylvette et la mère se rapprochèrent. La motte de beurre, la motte de beurre ! On aurait cru un soufflet qui s’aplatit à la sortie du four. Fier, vexé, Louis tenta une ultime résistance à ce coup du sort qui le ridiculise, il taille une deuxième lamelle. Et là c’est toute la motte qui s’affaisse du côté où il a planté le couteau. Joco bientôt suivi du charpentier éclate d’un rire irrépressible. Pour la Mère, Sylvette et Louis c’est une autre paire de manches. Une a perdu le fruit de son travail, l’autre souffre de son pouce blessé, quant au dernier il est vert, carrément humilié. Mais il était écrit que ces fêtes de Noël se termineraient bien.

En effet lorsqu’on rendit le couteau à Joco, toute affliction s’effa. À la première caresse du beurre la motte se redressa, à la deuxième elle revint à son état normal et à la troisième elle s’enfla à la façon dont on enfle ses joues pour sourire.

Alain

 

Le scandale évité

Prix du concours d'Illfurth 2024

— Non, mais vous avez vu ça ?

La question rebondissait des lèvres aux oreilles, comme un écho vrombissant.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Et le petit patron qui laisse faire ! Pire, il semble même lui donner raison…

Anne était connue du village entier ; ses parents étaient unanimement estimés et ils avaient éduqué leurs enfants comme tout le monde. La jeune fille serait apparue nue comme un ver ou dans un accoutrement de mauvais goût qu’elle n’aurait pas eu plus d’effet. On ne regardait plus qu’elle et son allure.

— J’espère que ça lui passera, ajouta l’aînée des scandalisées. Parce que si ça continue comme ça, où va-t-on ?

L’apparition d’Anne fut saluée comme à l’accoutumée ; son installation dans le salon n’avait choqué personne. Elle avait hésité avant de demander avec gêne ce qu’elle désirait ; elle chuchotait presque, craignant que son vœu soit impossible. Quand les premiers signes d’étonnement s’élevèrent, elle avait la tête ailleurs, comme emportée dans un autre monde de rêverie ou d’insouciance, et elle n’entendait rien. Les stupeurs suivantes se muèrent en chuchotements, mais leur nombre provoqua un grognement, bourdonnant jusqu’au plafond. L’accusée restait indifférente à la rumeur qui ronronnait autour d’elle. Non par hardiesse ou par bravade, car sa timidité juvénile ne lui aurait jamais permis de soutenir un tel affront.

Désormais, la vague arrivait à un tel point que le maître des lieux ne put l’ignorer ; les cheveux dressés sur la tête, il s’en inquiéta et tenta d’en percer la nature. Personne n’osa lui exposer le fond du problème ; au contraire, plusieurs clientes rappelèrent volontiers que Dany était nouveau dans la région :

— Il a appris son métier à Paris !

Le constat naviguait entre les excuses et les reproches.

— Oui, et on était bien contentes quand il a repris l’affaire de M. Gerhardt…

— Il a bien mérité sa retraite, M. Gerhardt ! C’était une crème et il n’avait pas un poil dans la main. En tout cas, qu’est-ce qu’on serait devenues sans M. Dany ?

Le jeune artisan ne connaissait pas les habitudes locales ; il ne maîtrisait pas, non plus, les subtilités de la langue, alors la clientèle faisait contre mauvaise fortune bon accueil et mettait sa subite colère sur le compte de l’incompréhension mutuelle.

— Bon, d’accord, trancha la doyenne. À l’école, vous avez appris les méthodes modernes. Mais vous n’êtes plus à l’école. Vous vous êtes installé ici à la place de M. Gerhardt, et ici, sans faire la fine bouche, c’est la méthode classique.

Aux mimiques de son interlocutrice, qui se secouait le menton en direction d’Anne, Dany comprit que c’était sa jeune cliente qui passait à la casserole : elle était le cœur des griefs.

Le tumulte aurait réveillé un mort ; il n’atteignit pas Anne. La condamnée de la vindicte populaire continuait, comme si de rien n’était, à feuilleter le magazine posé devant elle. Dany, gêné de la tournure que prenaient les événements, s’approcha et lui glissa quelques mots à l’oreille.

— Mais si z’ai envie ? lâcha la cliente, avec son mignon cheveu sur la langue.

Elle n’avait pas tort, il en était convaincu. Les critiques restaient confuses. L’artisan avisé estimait, lui, que chacun était libre de penser à sa façon :

— Moi, je sers tout le monde, proposa-t-il en excuse. Même si je dois mettre les petits plats dans les grands.

Les clientes retrouvaient là les habitudes de M. Gerhardt, qui avait aussi ses expressions : "avoir plusieurs casseroles sur le feu", quand il courait d’un client à l’autre, ou "ce n’est pas de la tarte" dès qu’un problème surgissait… Peut-être une coutume du métier.

 

Dany s’inquiéta alors de la juste position à adopter. Il avait le sentiment de pédaler dans la choucroute, mais tenait à concilier, d’un côté, les adeptes de la tradition, et de l’autre, la jeunesse prête à un brin de transformation, un peu d’audace. Lui-même était fier de maîtriser le savoir-faire de ses aînés qui lui avaient appris l’art et la manière de respecter les règles du métier ; en même temps, il se sentait attiré par un soupçon d’innovation, de créativité.

— Un peu d’originalité, plaida-t-il. Il y en a eu à toutes les époques : en musique, en peinture, en cuisine…

Après les regrets, les mégères révulsées passèrent aux menaces et formulèrent en bon français pour s’assurer d’être comprises du Titi débarqué de fraîche date :

— Si c’est comme ça, nous irons voir ailleurs.

— Chez des gens où on nous sert comme on nous a toujours servies. Pas comme chez les zoulous.

Dany se dit qu’il fallait en finir au plus vite, il n’était venu en Alsace ni pour hérisser le poil ni pour mettre la clé sous le paillasson en deux coups de cuillère à pot ; sa priorité était de faire bouillir la marmite et mettre du beurre dans ses épinards.

— Mesdames, mesdames, implora-t-il, dites-moi en mots simples et clairs ce qui vous trouble à ce point. Je ne comprends rien à vos paroles, mais je suis prêt à vous entendre.

Les unes jugeaient que le motif de leur colère paraissait si évident qu’il n’appelait et ne permettait aucune discussion ; d’autres cherchaient le vocabulaire compréhensible même par un Parisien. Toutes comptaient, pour les soulager, sur Dorothée, avec son verbe haut et ses idées tranchées. La plantureuse maraîchère sentit les regards se poser sur elle. Après un moment d’hésitation, elle se racla le fond de gorge et clama haut et fort :

— Eh bien voilà, je vais vous dire…

L’introduction vigoureuse imposa le silence, les clientes sentaient déjà leur épine partir du pied :

— Je viens ici depuis que je suis toute petite…

— Oui, oui, affirmaient les plus vindicatives.

— Mes parents m’amenaient avant même que M. Gerhardt soit là, c’est pour dire !

Le soutien unanime laissait entendre que le témoignage invérifiable était une certitude partagée, voire une simple anecdote, noyée parmi d’autres plus absolues encore.

— J’en ai vu de toutes les couleurs depuis toutes ces années, alors je serais mal venue de vous passer un shampooing. Les goûts ont changé pendant ce temps. On ne vit plus comme nos parents ou nos grands-parents. Et je vous le dis net, sans vous raconter des salades, car ce n’est pas l’endroit. Mais cette histoire, c’est quand même fort de café.

En campagne électorale, Dorothée aurait été élue à l’unanimité. Unanimité moins une voix : celle de Dany. L’artisan commençait à s’arracher les cheveux : qu’avait-il fait pour déclencher une telle tempête dans un verre de Riesling ? Quand, soudain, un cri aigu et guttural jaillit d’une dame qui attendait son tour :

— Mais à quelle sauce vous l’avez accommodée. Je ne voudrais pas sortir de chez vous fichue comme elle.

Le tohu-bohu atteignait son comble, même Anne le perçut et s’en inquiéta, les yeux écarquillés.

— Mesdames, adjurait Dany, ce n’est qu’une choucroute ! Vous n’avez jamais entendu parler de choucroute en dehors de vos cuisines ? Les plus belles actrices se coiffent comme ça de nos jours. C’est la dernière mode chez les visagistes du monde entier.

Le jeune figaro se dressa, attrapa des catalogues qu’il compulsa fébrilement et exhiba des chanteuses, des comédiennes et même une princesse, toutes auréolées de mèches virevoltantes. Il détailla les astuces pour gonfler la tignasse, crêper les cheveux, cacher l’élastique, planter un petit nœud ou compléter la pièce montée par un bandeau. Il tapotait une image avec son index :

— En mettant un petit bijou, juste là, on dira que vous vous habillez chez les hauts couturiers. Vous serez comme les grandes dames de ce monde, la crème de la société.

Les arguments lus à l’envi dans les revues professionnelles se déversaient en vrac dans les oreilles de plus en plus séduites :

— Et vos maris ne vous regarderont plus avec la même attention… promit le coiffeur d’un air canaille. Ils vous dévoreront et pas seulement des yeux. Ça, je vous le garantis à tous les coups.

Il n’en fallait pas tant pour que les dames trouvent Anne pleine d’inventivité.

— Cette petite est audacieuse, tout en restant sage comme ses parents lui ont appris.

Elles considéraient un modèle qui leur donnait l’eau à la bouche et s’imaginaient déjà couronnées de la sorte :

— C’est vrai que, bien arrangée, mon mari va me trouver "plus vraie que nature". C’est comme ça qu’il dit quand il a envie…

On gloussait, jugeant la mode des starlettes comme une tentation raisonnable :

— Pas de quoi se hérisser le poil, admit Dorothée.

— Ni se prendre le chou, ricanait l’aînée du salon.

Les unes allèrent jusqu’à conditionner leur retour à la maison à ce chignon affriolant

— Même si je dois encore poireauter un moment…

Tandis que les autres se promirent de l’adopter à la prochaine occasion :

— J’ai déjà payé pour aujourd’hui, ça peut attendre.

Pendant deux générations, Dany fut le roi incontesté de la choucroute qu’il avait importée au pays du célèbre plat ; aucune femme de la contrée n’aurait voulu être coiffée d’une autre façon ou par d’autres mains.

Jean-Patrick

 

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